"Du haut de ce guetteur muet des solitudes sylvestres, l'oeil d'un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment dans les arabesques les plus compliquées du sentier, et si la haine eût attendu embusquée dans cette tour un visiteur furtif, il eût couru le plus imminent des dangers !"
Julien Gracq, Au chateau d'Argol
Cette phrase de Julien Gracq, je l'ai souvent dite pour le plaisir. Il y a quelques années je la connaissais par coeur et je me la répétais à moi-même. C'est une phrase un peu compliquée à placer dans une conversation. Je l'ai aussi beaucoup écrite. Principalement dans mes travaux d'étudiant. Je me souviens de deux exemples en particulier...
N'y a-t-il pas quelque chose de menaçant dans cette magnifique photo ? La phrase du Château d'Argol s'était glissé dans mon esprit et dans le texte que j'avais écrit pour une étude de cette photographie de Berenice Abbott. L'air y est oppressé par la masse de béton prête à s'écraser sur l'observateur. Certes la lumière se fait à mesure que le regard s'élève vers le ciel, mais regardez cette ombre sur la gauche.
Et le titre de cette photo : Canyon : Broadway and Exchange Place ! N'importe qui ayant vu quelques westerns américains sait qu'un canyon est rarement un lieu où il fait bon s'attarder. Je ne sais pas ce que j'écrivais dans mon étude à l'époque, mais c'était sans doute quelque chose comme ça et l'idée du guetteur prêt à vous tirer dessus s'était donc imposée à mon esprit.
J'ai également cité la phrase de Gracq dans un texte sur Jacques Tati qui traitait des logements de Monsieur Hulot. Il est clair que dans ce cas la référence est pour le moins hasardeuse s'agissant de films drôles et tendres. Et pour marquer le coup, j'évoquais même Dostoïevski et principalement la solitude de Raskolnikof dans sa chambre sous les combles.
Hulot est un personnage qui se loge dans les hautes sphères. Dans Les Vacances de monsieur Hulot, sa chambre à l'hôtel se trouve sous la toiture et il se poste parfois en observateur, en guetteur, depuis sa petite fenêtre. Dans Mon oncle, on voit descendre Hulot de son appartement de Saint Maur, et une fois de plus, ce logement se trouve au dernier étage de l'immeuble.
La référence n'est donc pas complètement infondée. Le personnage comique est souvent une menace. Songez à la première séquence de La Party. Du haut de sa montagne, le héros souffle dans sa trompette jusqu'à l'épuisement de lui-même et de son entourage.
Ainsi, bien souvent le héros burlesque est à la fois menace et menacé. Il menace l'ordre établi et les forces de cet ordre. Cet homme est pour moi l'image de la liberté.